Critique
27/février 2013
Auteur
Muriel ENJALRAN

La marge de l'artiste - Muriel Enjalran

La marge de l'artiste - Muriel Enjalran
La marge de l'artiste - Muriel Enjalran
Caetano Dias, "1978 Cidade Submerse", 2010, video, © Caetano Dias

Entre politisation de l’art et esthétisation du politique, la marge de l’artiste

Dans un état de crise[1] économique et sociale généralisée amenant notamment aujourd’hui à une remise en cause très forte du modèle libéral qui fonde nos sociétés contemporaines, il semble naturel que les artistes se saisissent plus que jamais de la « chose publique » à travers leurs œuvres, que les formes artistiques se trouvent touchées directement voire transformées y compris dans leurs modes de production. Comme le rappelait récemment l’exposition 1917 au Centre Pompidou Metz, l’année la plus meurtrière et traumatisante de la première guerre mondiale a aussi été celle d’une effervescence artistique très importante où se sont construits ou renforcés les mouvements avant-gardistes donnant naissance à de nouvelles formes artistiques et d’engagements de l’artiste.
L’on parle aujourd’hui d’un retour très fort du politique dans l’art mais de quoi parle-t-on en disant cela ? Si toute manifestation artistique est politique dans sa mise en vue comme l’affirme l’artiste Joseph Beuys avec son concept de « Plastique sociale », ces deux champs ont ils jamais été autonomes ?
« Faire un art politique » implique-t-il un engagement direct de l’artiste dans la cité avec une œuvre qui a une forme d’efficacité immédiate et quantifiable, en capacité de déplacer voire de renouveler les cadres et principes du vivre-ensemble, de renverser les systèmes ordonnateurs. Est ce trouver des « équivalents artistiques à des positions politiques » comme l’énonce Claire Bishop[2] dans son essai sur l’histoire de l’art participatif ?

L’on a vu ces derniers mois aux Etats-Unis comment des mouvements citoyens spontanés ont été accompagnés par des artistes et eux-mêmes donné naissance à de nouveaux mouvements dans le monde l’art : occupy wall street a donné naissance à occupy museum dénonçant l’emprise sur l’art du modèle néo-libéral et du marché, et le rôle joué par les grandes institutions dites-légitimantes comme l’avaient fait avant eux les situationnistes[3].
Les intentions radicales des situ ont entretemps été détournées et retournées par les générations suivantes, perdant de vue le projet initial de « dépassement de l’art », servant à renouveler les cadres artistiques qu’ils avaient voulu pourtant briser.
De Fluxus à l’esthétique relationnelle jusqu’à la figure de l’artiste marcheur se livrant dans la ville à une expérience psychogéographique, les prescriptions des Situ sont très présentes dans l’art, souvent gage d’une certaine radicalité. Bien loin d’avoir tué l’art et ses institutions, à travers son héritage le mouvement situ a finalement ouvert ses frontières : « il a permis à ces successeurs de revendiquer comme opérations artistiques (finalisées ou non en œuvres proprement dites) d’une part l’invention de nouveaux comportements, de nouvelles attitudes, de nouveaux discours, et d’autre part l’invasion de la vie sociale ou ordinaire pour y porter le fer de la critique et de la perturbation.[4]»
Comme le disait Arnaud Label Roujoux « Après la fin de l’art, quoi ? L’art »

Si art politique égale art radical, à quelles formes plastiques donnent naissance ce radicalisme ? Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi utilise le terme d’artivisme[5] pour désigner et dresser l’inventaire de nouvelles manifestations artistiques militantes dans l’espace public  du « carnaval contre le capital » aux « sambas militantes ».
Ces manifestations essentiellement vues sur le continent américain témoigneraient alors d’une « esthétisation du politique » générant des formes et un vocabulaire plastique original et hybride.

En France, dans la tradition critique d’une pensée de l’art attachée aux sciences humaines et aux pensées d’avant-gardes marxisantes, l’art dans l’espace public s’est déplacé depuis les années 80 et 90 sur le terrain social. Les artistes décrivent à travers leurs œuvres des réalités urbaines souvent dures liées par exemple à l’immigration et à l’échec dans notre république de l’intégration. On désigne sous le terme d’esthétique documentaire, tout un pan de la photographie et de la vidéo qui puise son inspiration et son matériel artistique dans notre contexte social. D’autres artistes, à travers un engagement direct dans l’espace public, utilisent des formes d’intervention dites performatives et jouent le rôle d’agent, de médiateur entre un groupe désigné et une audience publique : l’art devient ici une praxis sociale médiée par l’institution. C’est ce qu’a désigné Nicolas Bourriaud sous la notion d’« esthétique relationnelle » à la fin des années 90.

Il y a enfin ceux qui dans la lignée du flâneur baudelairien, du narrateur de Walter Benjamin et bien sûr de Guy Debord et de sa théorie de la dérive, arpentent la ville, et proposent aux spectateurs à travers leurs œuvres nourries par leurs déambulations, de nouvelles expériences des lieux et des paysages. Leurs lectures ou récits décalés souvent poétiques ont pour objet de requalifier nos espaces de vies en commun et produisant des formes de ré-enchantement. L’art dans la ville oscille ici alors entre reportage documentaire et livraison d’une vision poétique produisant du récit.

Ces différentes pratiques de l’artivisme à l’esthétique documentaire ou relationnelle illustrent différentes formes d’engagement et de rapport à la cité et aux publics, mais que recouvre le terme d’esthétique pour désigner ces courants et formes artistiques ?

J’aimerais ici introduite le travail d’artistes illustrant selon moi d’autres formes d’engagement dans l’espace public et proposant à travers leurs œuvres, de nouvelles manières d’explorer la relation de l’art au politique en requalifiant l’esthétique.

 

Du documentaire à l’art

Justine Triet est une artiste basée en France dont la pratique artistique se trouve au confluent du cinéma, du documentaire et de la vidéo dite plasticienne. Ses films illustrent un déplacement du documentaire social et politique sur un autre terrain, celui de l’art à travers un exercice du regard, le sien. Justine Triet recherche pour ces films des situations sociales caractérisées par une grande tension (manifestations étudiantes ou les derniers jours d’une campagne électorale) et elle « shoote » les visages et les personnages, saisis dans l’intensité de ces moments. « Sur Place » a ainsi été tourné lors des manifestations anti CPE (Contrat première embauche) à Paris en 2006. C’est le point d’ancrage du film mais très vite l’on oublie le contexte précis de cette manifestation pour se laisser happer par elle, par son rythme. L’on observe interdit le ballet des forces en présence : de jeunes casseurs venus en découdre avec les forces de l’ordre, les CRS, des journalistes à l’affût d’images chocs pour leur rédaction et la foule. La foule est ici une masse compacte, uniforme et primitive, s’ébranlant dans une même direction, dans une même impulsion. Ses roulements viennent ponctuer les saynètes des jeunes casseurs qu’elle entoure à la façon des chœurs antiques. Nous voilà assistant à la représentation théâtralisée d’une bataille. A la façon de Steve McQueen qui met l’accent sur l’usage du corps dans la lutte politique, elle cadre ici les gestes, les jeux de jambes… La musique accompagne la dramaturgie du film et comme dans une partition musicale, le montage des images obéit à des variations rythmiques faites de « cadences imparfaites » pour mieux relancer l’action avant le retour au calme final. L’artiste part d’une situation liée à un contexte social et politique très marqué mais dépasse la dimension documentaire et narrative qui lui est attachée à travers un travail sur les images et sur leur mise en scène. Elle en révèle ainsi l’ambiguïté et déjoue la vision stéréotypée de ce genre d’événement, relayée par les médias de façon trop souvent manichéenne et orientée. L’artiste ne prétend pas en effet livrer des lectures autoritaires de cet événement social et c’est sans doute en cela que son œuvre échappe à une forme de déterminisme et de dogmatisme : en regardant ce film, on ne se pose pas la question de savoir si l’on doit condamner la violence de ces jeunes casseurs ou les charges policières, et sur la dernière image de ce jeune homme blessé, nous reprenons avec lui notre souffle durablement « impressionnés ».

 

L’art devant l’Histoire

La question de l’autonomie et de l’émancipation est centrale dans l’articulation des relations du politique à l’art. L’émancipation des pratiques artistiques, des normes académiques est acquise au XIXème siècle mais celles des artistes eux mêmes n’est pas si évidente. Si l’atelier est un espace de liberté à travers la capacité inventive de formes et de vocabulaires sans limite de l’art, quand l’artiste revendique une forme d’engagement dans la cité comment préserve-t- il cette liberté créatrice ? Les avant-gardes artistiques au XXème[6] revendiquant cette liberté dans leurs pratiques, ne se sont elles pas souvent mises malgré elles au service d’un projet politique qui les a débordé et qu’elles n’ont pas su lire ? Le projet moderniste en art et en architecture, lui même dans son idéal d’émancipation et de progrès, ne s’est-il pas mis au service de projets politiques souvent autoritaires ? L’histoire de l’art s’est construite avec et contre l’histoire géopolitique, et cette collusion et la dualité de cet héritage nourrissent le travail de l’artiste portugaise Ângela Ferreira.
Ângela Ferreira a résidé au Portugal et en Afrique du Sud où elle est née. Elle explore dans ses œuvres (installations, sculptures, photographies), les relations complexes de L’Europe à ce continent, en réinvestissant des histoires et des références de l’architecture et de l’art moderniste et constructiviste en Afrique noire. Des maisons tropicales, unités d’habitation idéales de Jean Prouvé – envoyées de France vers ses colonies puis, ironie du sort, récemment volées et renvoyées pour nourrir un marché du design international[7] en plein développement – aux images de bâtiments d’époque coloniale, vestiges d’une architecture moderniste laissés à l’abandon sur lesquels les paysages naturels africains ont repris leur droit, ses œuvres font écho à la sourde violence d’un occident auto-centré et à l’échec de l’utopie moderniste, promesses de progrès et d’émancipation au travers de l’art.
Finalement, les reproductions contemporaines de la Maison en textes et en images renforcent l’idée de Theodor Adorno d’une «industrie culturelle» dédié à l’auto-préservation du centre, produisant et reproduisant des produits culturels qui présentent, dans ce cas, la domination coloniale à la fois comme universelle et naturelle.[8]

Son regard sensible et engagé s’est construit dans un va et vient identitaire entre l’Afrique et le Portugal qui lui permet d’adopter un point de vue double et de nous offrir ainsi une vision jamais univoque de l’histoire sociale et politique de ces territoires à travers le prisme de l’art et de l’architecture :
« Mon projet invite à regarder à nouveau le moment où l’on a cru, à regarder ce à quoi on a cru, afin de mieux comprendre les raisons de l’échec. Comment peut-on inventer, comment peut-on réussir à construire une nouvelle utopie sans comprendre ce qui a échoué et pourquoi cela a échoué ? Mon projet est évidemment critique, mais il est également plein d’espoir.[9] »

 

De l’individualité créatrice à l’engagement dans le corps collectif, regarder et agir

L’œuvre de Caetano Dias se caractérise par l’utilisation de différents médiums (sculpture, peinture, photographie, performance). L’ancrage de son travail se trouve dans l’identité multiculturelle de sa ville Salvador, là où se rencontre une forte population d’ascendance africaine fondant le syncrétisme religieux afro catholique, mélange de catholicisme et de rites indigènes. Son œuvre doit être perçue dans son attachement au contexte, celui de Salvador : c’est le point de départ qui nourrit ses œuvres mais dont elles s’affranchissent bientôt en se muant en de fortes expériences visuelles. Il ne fait pas en effet un art sociologique, dans la mesure où il ne cherche pas à témoigner et expliquer un contexte social que l’on sait dur et très inégalitaire au Brésil. Le corps (individuel et collectif social) est très présent dans ses oeuvres où il mêle la sensualité à la spiritualité, le paganisme à la religiosité, la douceur et la violence. Il met en scène la vulnérabilité ou l’entravement des corps, comme dans sa vidéo Il mundo de Janiele : « la question politique est d’abord celle de la capacité des corps quelconques à s’emparer de leur destin.[10] » Dans ses films, l’image s’éprouve plus qu’elle ne se contemple. Il y a un rapport très fort à la peinture dans le travail de Caetano Dias qui passe par une attention au cadre de l’image, nous offrant ainsi de véritables tableaux vivants. Dans « 1978 Cidade Submersa », il décrit la relation d’un homme avec la ville dont il est originaire, Remenso, engloutie en 1978 pour construire le barrage de Sobradinho dans le nord est de Bahia. On accompagne ce pêcheur dans la reconstitution de sa géographie intime que convoquent les vestiges de cette ville ancienne disparue. Les images documentaires se brouillent et se muent alors en visions aquatiques et fantastiques, et apparaissent comme autant de projections mémorielles de cet homme. Caetano Dias nous parle ici de la complexité des territoires soumis à leurs histoires. Ses images décrivent en silence des mémoires qui n’ont plus de lieu, une ville invisible et métaphorique.
Caetano Dias s’engage aussi directement dans la vie sociale de sa ville puisqu’il développe régulièrement des projets culturels et artistiques dans des favelas de Salvador en travaillant par exemple avec des groupes d’enfants : Dans son projet « Canta Doce », il a bâti des murs de sucre que les enfants des favelas peuvent symboliquement dépasser en les mangeant.

Ces trois artistes témoignent d’une volonté très forte dans leurs oeuvres d’exercer leur liberté créatrice et à travers elles, ils proposent un exercice de liberté pour le spectateur.
Ces artistes ne préjugent pas des effets de leurs œuvres et n’anticipent pas les réactions du spectateur, et c’est sans doute en cela qu’elles demeurent ouvertes et sont « politiques ». Ils appellent à un libre exercice du regard en articulant le « je » et le « nous » dans une expérience commune du sensible.

L’effet politique passe par sa distance esthétique rappelle Jacques Rancière :
« Un art critique est un art qui sait que son effet politique passe par sa distance esthétique. Il sait que cet effet ne peut être garanti, qu’il comporte toujours une part d’indécidable.[11]»

[1] Stéphane Hessel, Indignez vous !, Indigènes Editions, Montpellier, 2010

[2] Claire Bishop, Articial Hells, partipatory art and the politics of spectatorship, Verso, London / New-York, 2012, p.3

[3] Les Situationnistes aspiraient en effet à la destruction de l’art comme champ social déterminé et régulé par les institutions et le marché, s’en prenant par exemple à l’AICA en 1958 lors d’un congrès annuel organisé à Bruxelles. Ils avaient à cette occasion produit des tracts très violents à l’endroit des critiques d’art présents : « Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés !…L’Internationale situationniste ne vous laissera aucune place. Nous vous réduirons à la famine. » Extrait du trac reproduit dans IS n°1 juin 1958, p.29 in « Le Mouvement Situ, une histoire intellectuelle », Patrick Marcolini, l’échappée 2012, p. 45

[4] Patrick Marcolini, Le Mouvement Situ, une histoire intellectuelle, l’échappée 2012, Paris, p. 255

[5] Stéphanie Lemoine et Samira Ouardi, Artivisme. « Art, action politique et résistance culturelle » Alternatives, Paris 2010

[6] L’on pense bien sûr ici au Futurisme et à sa relation avec le mouvement fasciste mais aussi aux tenants du Cubisme et leur proximité avec le parti communiste français.

[7] Trois Maisons Tropicales ont été expédiées de l’usine de Jean Prouvé en France au Niger dans les années 1950. En 2000, les prototypes sont enlevés et rapatrié en France. En Juin 2007, l’un des préfabriqués en aluminium est présenté à New York, à côté du pont de Queensboro, avant sa mise en vente chez Christies. C’est un hôtelier qui l’acquiert pour 4.968.000 de dollars pour la présenter finalement aujourd’hui devant la Tate Modern. Une seconde a été installée sur une terrasse au Centre Pompidou, à Paris. Un autre est en cours de restauration et sera présentée prochainement au public dans le sud de la France.

[8] Extrait de Jean Prouvé’s Maison Tropicale in New York, by D.J. Huppatz, in « Critical Cities: Reflections  on 21st century culture », May 31, 2007

[9] Interview d’Angela Ferreira pour www.lesartistes contemporains.com, 2009

[10] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique, 2008, Paris p.88

[11] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique, 2008, Paris p.91

Critique
27/février 2013
Auteur
Muriel ENJALRAN